"En août 1861, la Compagnie du Midi avait demandé la concession d'une ligne directe de Cette à Marseille par le littoral afin de reporter à Marseille le terminus de la ligne Bordeaux - Cette. La Compagnie du PLM exploitait déjà une ligne entre Cette et Marseille, et, de plus, la ligne projetée remettait en question la répartition territoriale des réseaux. La Compagnie du PLM obtint le rejet du projet de la Compagnie du Midi ; mais elle dut accepter de nouvelles concessions et des modifications à la répartition de ses lignes entre l'ancien et le nouveau réseau." Les grandes compagnies de chemin de fer en France: 1823-1937, François Caron
Fondée en 1852 par les frères Pereire, d'origine portugaise, ayant investi dès 1835 dans le Chemin de Fer de Paris à St Germain, la Compagnie du Midi ambitionna d'abord de relier l'Océan Atlantique à la mer Méditerranée par un chemin de fer allant de Sète (alors orthographiée Cette) à Bordeaux via Carcassonne et Toulouse. Achevé en 1857, et reprenant ainsi le principe du Canal du Midi creusé près de deux siècles auparavant, elle contribua à la fortune des frères Pereire, qui investirent dans de nombreux autres secteurs : investissements immobilier à Paris (Crédit Mobilier), station thermale de Vichy, ville d'hiver d'Arcachon, Compagnie Générale Transatlantique...
Dans un contexte économique très favorable, à l'apogée du Second Empire, les frères Pereire décidèrent rapidement de pousser leur réseau ferroviaire davantage à l'Est, jusqu'à Marseille, port français sur la Méditerranée le plus important et à l'époque point principal d'échanges avec les colonies, qui leur aurait permis de développer leur activité de transport de marchandises tant par voie ferrée que par mer. La demande de concession d'une ligne "reliant Cette à Marseille par le littoral" par la Compagnie du Midi fut déposée en août 1861. En outre, le Crédit Mobilier, banque appartenant aux frères Pereire, est déjà impliqué dans le développement de Marseille, avec la construction de nouveaux quartiers et bassins portuaires.
Ce projet s'opposait aux vues de Paulin Talabot, qui après avoir commencé avec le Chemin de Fer de Nîmes à Beaucaire en 1839, l'avait prolongé jusqu'à Sète en 1852 puis constitué la Compagnie du Paris - Lyon - Méditerranée en fusionnant avec d'autres réseaux (Lyon - Méditerranée, Paris - Lyon, Lyon - Genève...) dont il avait pour certains aussi participé à leur création. Il est soutenu par la Banque de France, la Société générale et la Banque Rothschild, grands rivaux du Crédit Mobilier : dès lors, l'affrontement entre deux des plus importants groupes industriels et financiers de l'époque devenait inéluctable.
Le Midi envisageait de suivre au plus près le littoral en passant par Palavas, le Grau du Roi, Saintes Maries de la Mer et Port St Louis du Rhône, malgré une topographie défavorable (peu de relief mais étangs et largeur du Rhône à traverser) et de très faibles sources de trafic sur ce parcours. Ce tracé peut être découpé en trois sections pour chacune desquelles une "alternative" plus longue mais offrant plus de trafic aurait été plus raisonnable, correspondant d'ailleurs à la contre proposition faite par le PLM :
Port St Louis du Rhône, site envisagé depuis le XVIIIème siècle pour établir un nouveau port à l'embouchure du Rhône et aussi désengorgeant celui de Marseille, était incontournable.
Ensuite, la ligne aurait passé à proximité de Fos sur Mer, Port de Bouc, Martigues, nécessitant là aussi la construction d'un important viaduc pour franchir le Chenal de Caronte. Enfin, l'arrivée le long de la Côte Bleue aurait nécessité de nombreux ouvrages d'art qui avaient rejeté ce tracé lors des études de la première ligne Avignon - Marseille.
Face à ces deux projets concurrents, l'Etat, qui devait accorder une concession pour lancer la construction puis l'exploitation de la ligne, dut trancher un dilemme épineux : devait-il permettre aux frères Pereire de continuer leur formidable expansion, quitte à menacer d'autres fortunes, ou bien un mettre un frein à leurs ambitions, de manière à "organiser" l'oligopole naissant dans les chemins de fer ? Dans le cas d'un passage par Montpellier, Lunel et Arles, pouvait-on se permettre de créer un véritable "doublon" dans le réseau ferroviaire ? Ou bien financer une ligne certes plus courte, mais nécessitant des travaux très onéreux et n'ayant que très peu de localités intermédiaires importantes à desservir, et donc à la rentabilité très incertaine ?
Le contre-projet de la Compagnie du PLM déposé juste après celui du Midi, lui, se limite à une nouvelle ligne Lunel - St Gilles - Arles et reprend les hypothèses de tracé les plus "raisonnables" en termes de difficulté de réalisation et de potentiel de trafic comme indiqué plus haut, d'autant plus que cette fois-ci il n'y a pas d'effet de doublon mais au contraire un maillage avec le réseau existant déjà exploité par cette compagnie.
La décision fut prise le 1er mai 1863 et entérinée par le décret impérial du 11 juin 1863 : le projet du PLM était adopté au détriment de celui de la Compagnie du Midi, qui en compensation se voyait offrir des facilités de circulation. Les deux réseaux se voyaient confirmer leurs périmètres respectifs, avec quelques échanges de lignes. Paulin Talabot avait gagné, la ligne Lunel - Arles étant concédée à la Compagnie du PLM, qui devait réduire ses tarifs (le nouveau parcours, plus court, était utilisé pour la facturation bien que la plupart des convois continuèrent à passer par Nîmes), tandis que les frères Pereire voyaient pour la première fois un frein à leurs ambitions, et la Compagnie du Midi restera confinée au quadrilatère entre Bordeaux, Sète et les Pyrénées. Sa ligne vers Montpellier Arènes ne sera jamais l'amorce d'une liaison vers Marseille et se limitera à un maigre trafic.
Au même moment, la création de Port St Louis du Rhône est décidée, destiné à compléter celui de Marseille, arrivant à saturation et justement en cours d'agrandissement. Cette décision est un autre camouflet pour les Pereire à double titre : le trafic sur la "ligne du littoral" tant convoitée en aurait été encore accru, et ce nouveau port aurait menacé leurs investissements faits à Marseille.
La ligne Arles - Lunel fut mise en service par le PLM le 27 janvier 1868, mais n'a jamais eu le trafic escompté, la majeure partie des trains continuant à passer par Nîmes. Entretemps, la fortune et l'influence des frères Pereire avait bien diminué suite à la faillite du Crédit Mobilier en septembre 1867, qui elle-même ébranla le Second Empire.
La création de Port St Louis du Rhône en 1871 n'a pas eu les effets escomptés, le projet indépendant de ligne Arles - Port St Louis apparu en 1873 devra être finalement repris par le PLM pour voir le jour et il faudra attendre un siècle pour que la zone devienne un port important avec la création du Port Autonome de Marseille et les aménagements autour du Golfe de Fos. Quant au passage d'un chemin de fer par la Côte Bleue, il faudra attendre le XXème siècle pour qu'il se concrétise, donnant lieu à une des plus belles lignes de France.
Le "raccourci" Arles - Lunel perdit sa desserte voyageurs dès la fin 1938, le coup de grâce étant porté par le bombardement allié de juillet 1944 qui détruisit le viaduc d'Arles sur le Grand Rhône, la condamnant à devenir une antenne à très faible trafic. La liaison Arles - Port St Louis a été supprimée en 1982, dans le cadre de l'extension du complexe portuaire de Fos qui enfin concrétisa le projet de "deuxième port de Marseille".
Avec la construction de la LGV Méditerranée puis du Contournement de Nîmes - Montpellier, le détour via Nîmes reste plus que jamais d'actualité.